ENTRETIEN AVEC JESSICA HAUSNER

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C.P. : À l’origine, Amour fou n’était pas un film consacré au double suicide de Heinrich von Kleist et Henriette Vogel. Comment le projet a-t-il évolué ?

Jessica Hausner : Il y a une dizaine d’année, j’ai écrit un scénario sur un double suicide par amour, mais je n’en étais pas satisfaite : je le trouvais trop rigide, pas assez vivant. Je l’ai ressorti du tiroir cinq ans plus tard, je l’ai retravaillé, mais le résultat n’était toujours pas concluant. Et puis un jour, plus ou moins par hasard, je suis tombée sur un article de journal consacré à Kleist et Vogel. Ce qui m’a alors intéressée, ce fut de découvrir que l’écrivain avait proposé à plusieurs personnes de mourir avec lui : à son meilleur ami, à une cousine et finalement à Henriette Vogel. Je trouvais cela assez grotesque et légèrement ridicule : comment peut-on banaliser ainsi cette idée typiquement romantique du double suicide par amour ? Mais du même coup, j’avais trouvé ce qui manquait jusqu’alors à mon projet : l’ambivalence inhérente à ce qu’il est convenu d’appeler l’amour.

C.P. : Vous voulez dire : le double suicide est-il une preuve d’amour ou plutôt l’expression de deux égoïsmes distincts ? C’est bien cela ?

J.H. : Oui, car le double suicide par amour est généralement considéré comme très romantique. Ce qui m’intéressait, c’était de le ramener à une réalité plus prosaïque, à deux morts individuelles — La mort à deux, mais pas ensemble.

P.B. : Donc, c’est moins Heinrich von Kleist en tant que personnage historique que le double suicide qui semble vous avoir intéressé, et vous en avez donné une version assez libre. Pourriez-vous préciser quelles limites vous vous êtes imposées dans votre adaptation ?

J.H. : J’ai conçu un film qui présente un amour relatif et basé sur des malentendus. Je dois reconnaître que mon intérêt pour Kleist s’est focalisé sur l’aspect aléatoire du choix de la personne devant mourir avec lui. Il est donc évident que cette perspective m’a conduite à modifier légèrement certains détails de sa biographie.

P.B. : Par exemple le fait que Henriette ne soit pas condamnée par la maladie ?

J.H. : Des médecins ont repris récemment le rapport d’autopsie de 1811, l’ont analysé à la lumière de la science moderne et en sont venus à la conclusion que la maladie dont Henriette souffrait n’était pas forcément mortelle. C’était peut-être tout simplement un kyste ou une tumeur bénigne qui n’engageait aucunement son pronostic vital. Ma version est donc un concentré de vérité. Ce que j’ai écrit et filmé n’est pas faux, seulement extrapolé.

P.B. : Pourquoi dès lors avoir choisi de dire dans le film que Henriette n’était pas mortellement malade ?

J.H. : Pour souligner le caractère absurde de la situation, pour mettre en évidence le fait que le double suicide est une réaction en chaîne basée sur des malentendus.

C.P.: Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à ce thème il y a dix ans, alors que vous étiez encore une très jeune réalisatrice ?

J.H. : C’est pour moi paradoxal de penser qu’on peut mourir à deux. On est irrémédiablement seul face à la mort, puisque son essence même est de couper nos liens avec les autres. C’est ce paradoxe qui m’intéressait, comme il a déjà intéressé d’autre gens. Cela étant, Amour fou n’est pas un récit naturaliste. Plutôt que de se consacrer à un cas particulier, le film se veut un essai sur l’ambivalence du sentiment amoureux : on peut se sentir très proche l’un de l’autre à un moment précis et remarquer tout de suite après que c’était un malentendu ; ou encore éprouver des émotions contradictoires pour une personne qu’on n’aime en fait plus depuis longtemps.

C.P. : Un essai, voilà qui est bien dans l’esprit de Kleist, puisque cet auteur s’est inspiré à plusieurs reprises de la réalité pour des œuvres sondant les profondeurs de l’âme et de la société telles que La Marquise d’O., Le Tremblement de terre au Chili ou encore Michael Kohlhaas…

J.H. : Exactement : dans un essai, un exemple concret permet de mettre en lumière une situation humaine. De même, dans tous mes films — et plus particulièrement dans celuici —, ce sont moins les faits qui m’intéressent que les différentes facettes d’un thème — l’amour, dans le cas présent.

C.P. : Les dialogues très élaborés d’Amour fou confinent à l’absurde puisqu’ils rendent compte d’un personnage qui en aborde d’autres en leur demandant : « Auriez vous envie de vous suicider avec moi ? »

J.H. : Puisqu’il ne s’agit pas d’un biopic, j’ai délibérément cherché une forme d’expression artificielle qui mette en évidence le caractère exemplaire du récit. Le scénario a fait de nombreux allerretours entre Géraldine Bajard et moimême afin de peaufiner les dialogues et de leur donner toujours plus de densité. Par exemple lorsque Henriette, sous hypnose, exprime ses émotions profondes dans un allemand très sophistiqué, mais néanmoins comique, car il est fort improbable que quelqu’un utilise un langage aussi élaboré sous hypnose. Ce qui n’est pas sans rappeler la scène de Zelig de Woody Allen, dans laquelle le personnage principal, également sous hypnose, répond « Je voudrais qu’on m’aime » quand on lui demande pourquoi il se met toujours dans la peau des autres. Ce faisant, il dit simplement la vérité sans détours, ce qui est également le cas de Henriette Vogel : elle ne cache pas sa peur du quotidien.

C.P. : On a l’impression que vous avez étudié en détail le texte de Kleist pour trouver cette tonalité particulière …

J.H. : Nous avons effectué des recherches minutieuses en épluchant du courrier et des agendas d’époque. La langue parlée est bannie de ce type de documents, ce qui les rapproche des dialogues d’un film. J’ai transcrit ou repris mot pour mot certaines phrases de Kleist qui me plaisaient particulièrement. Elles ont partiellement disparu lors des multiples remaniements du scénario, mais leur style se retrouve dans la version finale.

C.P. : Outre cette reprise des conventions linguistiques de l’époque romantique, un mélodrame de ce type se doit d’être joué en costumes et dans un cadre d’époque. À quel moment avez-vous déterminé les décors d’Amour fou ?

J.H. : Le terme de « décors » est parfaitement justifié. De même que mon film précédent avait pour décor le sanctuaire de Lourdes, celuici se devait d’avoir un décor historique. C’est d’ailleurs en partie ce qui m’a poussée à filmer la fin de la vie de Kleist. J’ai senti que replacer le récit dans son contexte d’époque donnerait automatiquement au film l’ironie inhérente au recul historique, c’est-à-dire précisément cette perspective critique que j’apprécie au cinéma. Mon ambition n’était pas de donner dans le naturalisme, mais plutôt de rester réaliste, en m’inspirant des beaux-arts, dans lesquels on peut faire cette distinction, alors qu’au cinéma elle est plus ténue. Dès lors, nous avons étudié en détail des gravures d’époque et nous en sommes inspirés pour les décors, car le film a été presque entièrement tourné en studio. Nous avons pris cette décision non pas par facilité ou parce que les palais se font rares, mais pour forcer le trait délibérément.

C.P. : Quelles ont été les conséquences de cette décision sur le tournage ? Les acteurs ont ils dû répéter leur texte longtemps ? Au premier abord, il ne semble pas leur laisser une grande marge d’interprétation, sauf en ce qui concerne le ton. A-t-il été nécessaire de reprendre les scènes souvent ?

J.H. : La plupart ont été reprises quinze à vingt fois, mais uniquement pour la composante « théâtrale » de l’ensemble. Les scènes d’un film sont pour moi comme des manifestations de l’âme dans l’espace : les personnages ne se révèlent pas par leur psychologie mais existent comme des éléments en trois dimensions au même titre qu’une table ou un divan ; la mise en scène est une chorégraphie rehaussée d’un texte ; l’ensemble composant une sorte de tableau vivant, une image animée dans laquelle chacun trouve sa place. Le tournage en est d’autant plus simplifié : nous travaillons d’après le storyboard, chaque acteur connaît son rôle et son texte. Et pour la plupart de mes films, j’effectue le casting en faisant jouer plusieurs scènes aux postulants, de sorte que tout est quasiment réglé d’avance avec ceux qui sont sélectionnés. Dans ces conditions, le tournage n’est pratiquement plus qu’une formalité.

C.P. : C’est bien ce qui fait la particularité de ce film : les personnages ne se distinguent pas par la virtuosité de leur jeu mais par leur froideur, en fonctionnant uniquement par le langage, comme dans une pièce de Heiner Müller.

J.H. : Oui, et les acteurs réagissent de manière très différenciée à cette exigence. Certains s’en accommodent facilement, tandis que d’autres n’apprécient guère car ils aimeraient mettre leur personnage en valeur, mais c’est bien ainsi. Je conçois parfaitement qu’il ne soit pas facile de jouer avec les instructions claires et intangibles que je donne quant au texte, à la chorégraphie ou même au cadrage : comment, dans ces conditions, un acteur peut-il arriver à insuffler la vie à son personnage ? C’est bien pourquoi j’apprécie ceux qui se rebellent contre le corset que je leur impose, ceux qui s’investissent néanmoins, car le résultat final serait sinon vraiment trop sec. Je suis au comble du bonheur lorsqu’un acteur me surprend en apportant sa propre marque. C’est alors que cela devient véritablement intéressant.

C.P. : Qu’est-ce qui fait la particularité de Henriette Vogel selon vous ? J.H. : On dispose de peu de documents à son sujet : quelques

lettres, un ou deux portraits, rien de plus. Personnellement, je la conçois comme une femme qui, pour une raison ou pour une autre, se laisse convaincre par un homme de se suicider avec lui, et je ne peux m’empêcher de penser qu’elle a un caractère relativement passif et qu’elle est influençable ou tout du moins en donne l’impression. Les femmes qui m’intéressent le plus sont celles qui, gentilles de prime abord, se révèlent têtues et capables de résister à ce qu’on cherche à leur imposer. De telles femmes semblent bien sages, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive qu’elles serrent les poings dans leurs poches. Henriette Vogel était probablement une femme de ce genre.

C.P. : En dépit de son thème dramatique, Amour fou est probablement le film le plus drôle que vous ayez jamais tourné. Pour- riez-vous envisager de réaliser un jour une véritable comédie ?

J.H. : Hum… Qu’est-ce en fait qu’une comédie ? Ce qui me plaît c’est… de rire de ce que j’ai appris. On rit quand on a finalement compris quelque chose.

C.P. : Un rire éclairé ?

J.H. : On rit parce qu’on a enfin compris qu’on n’est qu’une poussière dans l’univers, ou parce qu’on voit soudain la grandeur se dissoudre dans la banalité. Le rire est alors libérateur. On se dit : « Ça y est, j’ai compris. Je ne suis qu’une particule de néant. Et alors ? »

C.P. : Une poussière qui rit…

J.H. : Oui, exactement, en quelque sorte.